Ne parlons pas de ce passé. Le présent est déjà si lourd à porter. Je n’y arriverai pas, jamais. Jamais à faire sortir ces mots qui restent coincés entre mes dents scellées. Mes mots ne sont pas mal articulés, ils sont seulement indicibles. Si ma bouche parle mal c’est que ma tête ne veut pas raconter le marasme, le ralentissement psychique devant l’évocation de mon enfance perturbée. Pourtant, avec vous, je pourrais. Vous êtes la seule personne qui. Mais, non. Je n’y arriverai pas. C’est trop ténébreux pour moi.
J’ai tellement plus peur de cette personne que je deviens plutôt que de cette personne que j’étais.
L’autre, je la connaissais bien. Elle était colérique, mal élevée, sauvage. Mais je savais la dompter. Celle d’aujourd’hui est trop imprévisible, totalement addict et carrément impulsive. N’oublions pas toutes ces phobies qui grandissent de jour en jour et qui se multiplient en nombre. Parlons de la peur des gens puis des lieux clos et maintenant de rester assise pour manger.
[…]
« C’est pas bien de fumer » m’a-t-il dit après m’avoir offert deux marguerites qu’il venait de cueillir dans le passio (« passio » de « passus », participe passé de « patior » (souffrir) avec le suffixe -io). C’était trop. Trop de significations en quelques mots. En plus il s’est assis à la Birdy, comme moi et à côté de moi. Non, trop. C’était trop. Interprétez, moi, je n’ai plus le courage de. Mais la conclusion amène à : avant d’arrêter de fumer il faut que j’arrête de nombreuses choses mortifères. La cigarette n’est qu’un leurre. En plus, ce n’était même pas une cigarette. Je me défonçais la gueule à 11h15 du matin devant l’aide soignante qui l’accompagnait.
J’ai trop besoin de ces échappatoires que sont l’alcool, les crises, les vomissements, la perte de poids et le cannabis. Rien n’apaise ce mal qui me ronge et que personne ne veut voir. Ils ferment tous les yeux, leurs oreilles. Putain de merde. J’ai besoin d’aide. Je m’enfonce devant eux et le pire c’est qu’ils le voient. Mais, ne disent rien. Pourquoi ? Pour peu que je prenne du poids et tout le monde croit que je suis guérie. Et puis, j’insupporte tout le monde. Les infirmières me disent qu’elles ne savent plus comment réagir avec moi, que je suis complètement repliée sur moi-même, que je les fuis. C’est pas un cri d’alerte ça ? J’ai mal au creux de mon estomac.
[…]
Mon corps et mon visage sont bouffis de vomissements et d’alcool. Je ne ressemble plus à rien. Je suis une épave de débauche. Mais, chut, il ne faut le dire à personne. J’ai tout à porté de main. Je peux m’adonner à tout ce dont je n’ai pas le droit. Je ne suis pas si en sécurité que ça ici, non ?
[…]
Ma consommation augmente, augmente. Si bien que j’ai doublé et vais bientôt tripler tout ce qui n’est pas bon pour moi, si je pense rationnellement. Mais je suis en manque permanent de cet irréel dans lequel je me porte secours. J’ai besoin de boire. J’ai besoin de me shooter. J’ai besoin de MangerVomir. J’ai besoin de maigrir. Mes addictions. La nécessité est impérieuse. Bestialité, sauvagerie. Je suis angoissée et triste à en crever. En fuyant ce monde trop réel, trop terrorisant, trop violant par des substances je ne cherche qu’à apaiser mes affres. En quelques instants le décor triste et morne de la vie s’effondre pour laisser place à un autre. Un plus beau, un moins lourd à porter. Un courant d’air léger. Zéphyr. Havre. Avant la redescente. Mais ne parlons pas d’elle, c’est juste le prix à payer. On a le droit au rêve même si le réveil est brusque. Et puis, l’apaisement vient si vite. La parole est lente, laborieuse et fait souffrir. Des mots, des mots et toujours des mots. Le tout n’est que cendre, poussière, sable. Je n’avance pas, pire, je recule.
C’est mon cri, ma manière de dire « aidez-moi ». Mais tout en hurlant, je refuse l’aide, je refuse les soins, je refuse l’hôpital. Même si je suis toujours là. Si seulement je pouvais juste cesser de penser, me coucher et attendre la fin. L’effusion dans ma tête est insupportable telle l’est l’ivresse quand elle est au bord du coma éthylique.
[…]
J’ai trop mal au fond de moi. J’ai des termites qui me grignotent à l’intérieur de mon corps. Je les sens le soir quand je suis couchée. Tantôt elles m’enlèvent de la graisse, tantôt elles m’en rajoutent. Ca fourmille dans mes hanches, dans mes fesses, dans mes cuisses. Ca me fait peur toutes ces hallucinations. Je crois que je suis folle. Et pourtant, c’est bien vrai que je maigris. Et pourtant, c’est bien vrai que je grossis. Peut-être que je ressens vraiment ces choses. L’interprétation change seulement au vue de la façon dont je me suis alimenté ou non-alimenté de la journée. C’est cela que l’on appelle des hallucinations ?
[…]
La nourriture rentre. Puis sort. Danse macabre au fond de mon estomac. Les gestes sont réglés, au millimètre. La cadence s’accélère, le corps s’épuise.
 Il y a. Enfourner. Mastiquer voire gober. Avaler. Et, vomir.
Rien, absolument rien, ne doit être gardé. 
[…]
Je ne sais pas. S’il faut être fière. S’il faut avoir peur. S’il faut demander de l’aide. S’il faut faire comme si de rien était. Bien sûr, je connais les réponses rationnelles. Mais là n’est pas la question.
C’est juste que. Ca y’est, je ne suis plus. Je vis d’autres choses. Qui me dépassent. Mais qui me procurent.
Et, je ne sais pas. Peut-être qu’au fond, ça me plait. D’être faible, d’être moche, d’être mal en point. Ca ne fait que traduire. Le dedans au dehors. C’est un peu mort, c’est tout.
Bien sûr j’ai mal. Terriblement mal. Mais j’arrive à me fasciner de cette douleur. A la transformer en je ne sais pas quoi.
C’est déstabilisant au plus haut point. Parce que dans ma tête, les choses se scindent. Je me dis : oui, il y a un risque. Mais de l’autre, je m’en fou complètement. Je n’ai pas peur. Je n’ai plus peur. Et ça c’est quelque chose d’hautement symbolique pour moi.
[…]
« Dès l’instant où tu vins en ce monde de l’existence, une échelle fut placée devant toi pour te permettre de t’enfuir ». Rûmî.
[…]
Paris 2010 a été la plus fabuleusement atroce, magnifiquement grave, heureusement terrifiante, euphoriquement suicidaire, idéalement addictives à l’alcool et aux crises, de ma vie. Jamais je ne revivrai cette confusion mentale, cette aliénation avec autant de liberté.
[…]
Mais je sais le pourquoi du comment. Si Marie meurt je mourrai de chagrin. Ca c’est l’ultime souffrance pour moi. Perdre la personne qui m’a fait connaitre ce que c’est l’amour. Perdre la personne que j’aime le plus au monde. Perdre ma raison de vivre. Ma petite Marie. Celle que je fais tant souffrir avec mon mal-être. Elle seule pour laquelle j’aspire à la vie, à être quelqu’un, quelqu’un de bien sur cette planète.
Les addictions et les troubles alimentaires ne sont là que pour me protéger. Je ne suis plus seule à affronter le monde. Je ne serai pas seule si mon rayon de soleil s’éteignait.
[…]
J’ai faim mais j’ai peur de vivre. J’ai envie d’aider les gens mais j’ai peur de vivre. Je veux guérir mais j’ai peur de vivre. Je veux mener de grands projets d’aide aux enfants mais j’ai peur de vivre. Je veux être normale mais j’ai peur de vivre. J’ai besoin de parler mais j’ai peur de vivre.
[…]
J’ai peur, peur des gens. Le contact me terrifie. Qu’il soit verbal ou autre j’ai l’impression qu’on s’intruse dans mon corps tout entier. J’ai peur que les gens restent en moi. Je ne veux pas qu’on passe sur moi comme une pute. Je suis déjà si sale. Je ne veux pas, je ne veux plus.
[…]
Je suis de plus en plus malade. Pas d’anorexie-boulimie mais de cette autre maladie que l’on ne veut pas nommer. Je vois bien qu’il y a autre chose qui me ronge. J’ai besoin de savoir. Je veux un mot, je veux une étiquette. On ne peut pas se battre si on ne sait pas quel ennemi il faut combattre. Bipolarité ? Phobie ? Schizophrénie ? Je sais pas moi, dites-moi vous.
[…]
En plus de cela, je meurs de chagrin. Je ne sais pas comment faire le deuil de mon arrière grand-mère. Ma vie est en mode « pause » depuis son enterrement. C’est lourd, c’est noir, c’est triste. Je suis accablée d’une souffrance que personne ne veut partager avec moi. J’ai mal de l’avoir perdu, j’ai mal de me dire que jamais plus je ne la reverrai, j’ai mal de ne pas avoir eu le temps de tout lui dire, j’ai mal de ne pas arriver à porter tout ce qu’elle m’a transmis et inculqué.
J’en veux tellement à tout le monde de ma famille. Cette photo d’elle qu’ils ont mis à la chambre funéraire (où je n’ai pas pu et voulu me rendre) et sur son cercueil. Quel blasphème. Comment ont-ils pu faire cela ? Cette photo ne reflétait absolument pas celle qu’elle était vraiment. J’ai l’impression que personne ne l’a connaissait vraiment en faite.
Mon corps est en alerte. Mon cœur palpite, j’ai des vertiges, des douleurs. Comme à chaque fois que je parle de sa mort ou que j’y pense.
Ils la saintisent, ils ne voient que les bons souvenirs. Comment peuvent-ils balayer d’un revers de la main cette souffrance si vive qu’elle me brulait parfois les yeux ? Elle était fatiguée, fatiguée de vivre. La mort de son mari, elle ne s’en est jamais vraiment remise. La guerre, elle ne s’en est jamais vraiment remise. Son cancer du sein, elle ne s’en ai jamais vraiment remise.
Non, je ne pense pas souffrir plus que les autres de sa mort. Mais je n’aime pas cette façon qu’on oublie une partie d’elle, une partie de sa vie, de nos vies. C’est comme la faire mourir une seconde fois.